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Charles-Antoine Fréchette

L' «Écomimétisme» appliqué à la composition instrumentale

L’écomimétisme en musique: définition d’une méthode conceptuelle et théorique (1)

La composition écomimétique (2) peut se définir comme l’exploration des relations inaudibles entre les informations sonores qui nous environnent ; ou bien peut-être est-ce comme l'exploration de la relation entre un son en apparence banal de notre environnement sonore et son potentiel de métaphorisation, d’expression et de structuration dans l’œuvre musicale, une fois celui-ci imité et incarné par un matériau musical différent de la source elle-même?

Comme elle ne sera jamais l’exacte réplique de ses sources et qu'elle sera davantage relationnelle, la mimèsis constitue ici un artifice délibéré, un procédé de distanciation permettant de créer des espaces métaphorisants. Il est ici question d’explorer les continuum et les seuils entre ce qui est concret et abstrait, en créant notamment des situations et territoires sonores virtuels ou inhabituels, en déformant les sources sonores initiales ou en reformant mimétiquement des configurations chimériques médiatisés par différents procédés inspirés de l’électroacoustique et du contrepoint traditionnel.

L’arrivée du microphone et de l’enregistrement, a permis au compositeur électroacoustique et chercheur Pierre Schaeffer d’élaborer une nomenclature du bruit en établissant des typologies permettant une identification précise des caractéristiques des sons sous le paradigme de l'objet sonore. Dans la lignée du sérialisme paramétrique contextuel de Stockhausen et du conceptualisme de Cage, Helmut Lachenmann a, de son côté, transféré l’idée des typologies de la musique concrète au domaine de la musique instrumentale : typologies critiques des moyens physiques de production sonore, des modalités d’entretien des sons, de leurs comportements rythmiques, de leurs agencements, etc. Avec le mouvement spectral et grâce à l’invention du sonagramme permettant de visualiser et d’analyser les sons, apparaît le désir de comprendre le fonctionnement des identités spectrales dans le but d’en extraire des structures propres à la composition instrumentale. Chez Tristan Murail et Gérard Grisey, c’est avant tout la notion de processus permettant de déployer des transformations progressives entre ce qui n’aurait été perçu au départ que de façon isolée qui parvient à établir des continuités au sein de l’appareil typologique des sons complexes.

L’approche écomimétique cherche à effectuer la synthèse entre les conséquences technologiques et formelles de la théorie spectrale à une vision lachenmannienne, peut-être plus anthropologique, à travers laquelle chaque projet demande de nouvelles typologies à définir. À partir d’une source environnementale, la mimèsis intervient comme méthode d’analyse, de compréhension et d’intégration de tous les paramètres musicaux (3). L’observation rigoureusement spécifique de chacun de ces paramètres permet d’isoler des artefacts, de les classer ou de les apparenter selon différents axes typologiques. Car si les sources apparaissent au départ comme des modèles, elles sont par la suite déconstruites par l’analyse et deviennent des informations redistribuées sur des axes «intelligents» (4). Ces derniers ont pour fonction de relier ou de différencier les degrés de séparation entre les sources, comme autant de lignes de fuite superposées susceptibles d’être activées ou désactivées. L’écomimétisme s’attarde donc avant tout à ce qui se passe entre les composantes à l’intérieur d’un son ou à ce qui se produit entre les sons. Un peu comme l’écologie (5) étudie les rapports et les relations entre les êtres animés et leur milieu, l’écomimétisme est une activité «intelligente» en ce qu’elle lie, délie ou relie les sources choisies pour la composition entre elles-mêmes, dans une combinaison des flux filant le long d’axes typologiques variés.

Le choix des sources, (c.-à-d. des sons ou des séquences sonores provenant de l’environnement,) est donc déterminant dans le développement de chaque composition. Il n’y a a priori aucune limitation quant aux types de sons et de relations que l’on peut imiter. À travers la musique écomimétique, je me suis pour le moment surtout penché sur l’imitation de sons complexes issus de la nature ou des machines. La question de la mimesis sonore territoriale n'a pas été non plus négligée.

Quoique l'éco-mimesis soit avant tout relationnelle et fonctionelle, si on désire révéler les sources, il me semble que les seules contraintes véritables soient de l’ordre de la vraisemblance et de l’artifice. Par artifice, j’entends qu’une source doit toujours être imitée à l’aide d’un moyen détourné. Par exemple, un violon ne peut pas s’imiter lui-même, mais un synthétiseur ou toute combinaison synthétique d’autres instruments pourront le faire. Par vraisemblance, j’entends qu'il y ait la possibilité de reconnaître le son imité par une proximité d’identité spectrale, lorsqu’une source sonore est révélée comme artifice de l’œuvre. L’emploi rigoureux du sonagramme permet à l’écomimétisme de pousser plus avant l’observation et la manipulation des contenus harmoniques et des proportions rythmiques et de se distinguer véritablement des «effets» d’orchestration (6). C’est à la jonction de l’artifice et de la vraisemblance que les sources d’une composition peuvent être révélées dans une œuvre. Car entre les passages où une source sera révélée, tout n’est que devenir, métamorphose et chimères.

Il va de soi qu’il est beaucoup plus difficile d’imiter des sons purs tels qu’on les retrouve dans la tradition de la musique occidentale du IIIe au XIXe siècle, parce qu’elle repose essentiellement sur la voix et la notion de vocalité, de dépouillement timbral, où les composantes de bruits et d’hétérogénéité ont été évacuées au profit des notions d’homogénéité. Contrairement aux arts visuels, la mimesis est un tabou de l'histoire de la musique savante occidentale. Dans l'action naïve d'expérimenter la mimèsis pour explorer et improviser sur les instruments traditionnels, on pourra découvrir une foule de matériaux, de nouvelles techniques, de rebuts plus ou moins mimétiques qui seront susceptibles d'être utilisés ou non dans une oeuvre.

L’idée de la métamorphose d’un son environnemental en son instrumental se retrouve également au niveau formel. Plus précisément, on retrouve des processus mimétiques de transformation, des zones transitoires en évolution entre des manifestations spectrales éloignées. Ainsi passe-t-on progressivement d’un comportement à un autre dans un flux continu constamment traversé par des axes typologico-mimétiques mobiles. Ces flux ou comportements en métamorphose sont superposés de façon contrapuntique pour engendrer des situations sonores changeantes, fuyantes et variables.

Au final l’écomimétisme est une tentative de mimèsis des procédés mimétiques au moment de leur pétrissement, une mimèsis de la mimèsis elle-même. Son projet transcendant et utopique est de parvenir à une expérience musicale désanthropocentricisée, d'accentuer les relations de dépendance entre la musique et le contexte où elle prend forme, sans pour autant éluder son mystère. Ultimement, sa poésie musicale découle de la mise en scène d'un environnement sonore constamment en quête d'un environnement sonore inouï possiblement parfait.

(1) Ce texte est une mise à jour d'un extrait d'un article qui a été écrit pour la revue Circuit en 2014 :

FRÉCHETTE, Charles-Antoine, L'écomimétisme ou les reflets des manifestations sonores de l'environnement, Revue Circuit, Vol.25 no.2 «Empreintes écologiques», Presses de l'Université de Montréal, 2015, p.19-37

(2) Du grec oikos «maison» par ext. habitat et de mimèsis «imitation».

(3) Comportements rythmiques, harmonie fréquentielle, durées, proportions entre les sons et les silences d’une séquence, timbres, contexture acoustique et conceptuelle, corégraphies des gestes physico-mécaniques d'émission, phrasés, techniques instrumentales, etc.

(4) Du préfixe latin inter «entre» et du radical ligare «lier».

(5) Du grec oikos «maison», «habitat» et logia «science».

(6) Certains compositeurs utlisent aussi des logiciels d'orchestration comme Orchidée.

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